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TEXTES

Musée et collection de Savitsky : est-ce la fin d’une époque ?

Réflexions d’Alerte héritage sur la situation au Musée de Noukous

Boris Chukhovich

Svetlana Gorshenina

(traduction du russe vers le français par Farida Sharifullina et Denis Dabbadie)

18.11.2016

L’avenir du Musée de Noukous et de son ancien directeur Marinika Babanazarova reste toujours incertain, même après la mort du président Islam Karimov. Bien que le nouveau directeur Makset Karlybaev essaie de s’éloigner du conflit récent  [1], les inspections judiciaires continuent leurs investigations au musée et il paraît que Babanazarova fait toujours l’objet d’une enquête. Les rumeurs sur l’éventuel transfert d’une partie de la collection du musée à Tachkent circulent en Ouzbékistan comme à l’étranger, palliant l’absence d’informations. Plus le scandale lié au remplacement du personnel du musée passe dans l’histoire, plus il nous semble important de fixer ses étapes initiales et de réfléchir sur les scénarios probables du développement de cette situation.

 

 

 

1. Situation de départ : constatation du conflit et réaction de l’opinion

Le 24 août 2015, un événement, qui dans d’autres circonstances et dans un autre contexte social aurait été considéré comme relevant de la routine locale, s’est produit à Noukous : le directeur du musée régional des Beaux-Arts a été limogé. Cet événement a préoccupé les activistes, les muséologues, les critiques d’art, les diplomates étrangers. Il a donné naissance à des nombreux articles parus dans les médias russes, européens et américains. Les réseaux sociaux ont relayé nombre de protestations. Et ce n’est pas sans raison : ce qui était en jeu peut être considéré comme un patrimoine culturel essentiel du Karakalpakstan (région nord de l’Ouzbékistan), mais aussi comme... une manne financière.

Le musée de Noukous est une institution artistique unique qui est apparue en URSS en 1966. Son créateur Igor Savitsky avait pu profiter des ressources de l’État soviétique pour accumuler une collection d’œuvres d’art que cet État, d’ailleurs, ne reconnaissait souvent pas comme étant de l’art. Le statut de Noukous, petite capitale d’une république autonome à la périphérie de l’Ouzbékistan socialiste, exigeait, d’après les registres soviétiques, d’avoir une modeste galerie d’œuvres d’artistes et d’artisans locaux. Néanmoins, Savitsky sut convaincre les dirigeants communistes du Karakalpakstan de lui octroyer des moyens financiers pour acheter des dizaines de milliers d’œuvres que la critique d’art classifie actuellement sous le terme d’« avant-garde russe », devenu une véritable marque. C’est pour les étrangers qui par hasard se sont retrouvés sur les rives de la mer asséchée d’Aral, aussi difficile à croire que si les Talibans avaient conservé les sculptures de Bouddha. Néanmoins, Savitsky réussit à faire passer par le chas d’une aiguille soviétique des dizaines de caravanes chargées d’œuvres interdites, indésirables ou tout simplement oubliées. Sur la liste des Schindler de l’art non-officiel soviétique des années 1920-1950, son nom peut seulement voisiner avec celui de Kostakis, ou même précéder ce dernier.

Les inquiétudes des milliers de personnes qui ont réagi avaient un leitmotiv commun : que deviendront cette fameuse collection et le musée lui-même dans les conditions spécifiques du régime ouzbek ? Évidemment, le monde entier connaît des licenciements scandaleux. Par exemple, on se souvient du remplacement récent de Nicolas Bourriaud, spécialiste et philosophe bien connu, par Eric de Chasse, protégé du président Hollande. Cela avait, à l’époque, préoccupé un large public et suscité des déclarations d’inquiétude. Néanmoins, les élites intellectuelles françaises s’étaient plongées dans des réflexions portant sur la politique en matière de culture et dans des comparaisons entre les contributions apportées par ces deux fonctionnaires dans le développement des arts. On ne peut imaginer que l’arrivée d’un nouveau directeur au Centre Pompidou ou au MoMA soit associée à un pillage de collections mondialement connues, ou à un parallèle avec la destruction de Palmyre par DAECH [2]. C’est justement cette probabilité qui a éveillé les inquiétudes dans le cas du Musée de Noukous. L’opinion ouzbèque et les connaisseurs étrangers de la collection de Savitsky étaient persuadés qu’après le licenciement de Marinika Babanazarova, le dernier obstacle était levé pour procéder à la mise à sac du trésor de Noukous. La nomination au poste du directeur du musée de Makset Karlybaev, historien et ethnographe karakalpak de prestige international [3], a quelque peu détendu la situation. Ce choix peut probablement être considéré comme un succès majeur de la campagne internationale menée en faveur de Marinika Babanazarova.

Cette réaction du gouvernement ouzbek n’a pas calmé l’opinion. Les sujets d’inquiétude quant à l’avenir du musée de Noukous sont nombreux : les analystes rappellent que l’Ouzbékistan est classé huitième dans le classement mondial de la corruption. La communauté internationale, qui a perdu tout espoir en un développement démocratique de l’Ouzbékistan et de sa société civile, persiste à penser qu’à Noukous seul un spécialiste fiable peut garantir un fonctionnement acceptable du musée, tandis que les nouveaux fonctionnaires, qui doivent a priori conserver le patrimoine de la république, peuvent en réalité devenir des figures clés d’un mécanisme criminel pour privatiser ce trésor. Et si, de ce point de vue, Marinika Babanazarova a résisté à l’épreuve du temps, Makset Karlybaev doit encore le faire. Malheureusement, les scandales récents liés aux déprédations au sein des collections du musée des Beaux-Arts de Tachkent [4], du musée Ufimtsev à Angren [5], des réserves du musée de Samarkand  [6] et du palais de l’Émir de Boukhara Sitor-i-Mokhi-Khosa illustrent tristement la façon dont le pillage des collections peut être orchestré au niveau de l’État et par ceux dont la fonction exige de conserver le patrimoine national.

Bien que les « passions autour du Musée de Noukous » se soient quelque peu calmées, la situation demeure explosive : l’un des derniers articles à ce sujet, celui d’Anna Tolstova, ne cache pas que les scénarios les plus catastrophiques restent possibles derrière une façade florissante [7].

 

En tant que spécialistes des arts centrasiatiques, nous souhaiterions partager quelques réflexions alors que nous avons suivi depuis plus d’une année le développement de la situation à Noukous.

Notre compréhension de ce conflit se base sur des documents qui se trouvent dans le domaine public, tels que le protocole de la réunion des employés du Musée du 24 août 2015, la lettre des «Amis du Musée» etc. Nous avons également étudié les publications sur les réseaux sociaux, ceux parus dans les médias locaux et internationaux, ainsi que les interviews accordées par nos interlocuteurs dont certains ont demandé l’anonymat et d’autres nous ont autorisé à divulguer leur nom. Outre la pénurie de sources fiables, ce qui démontre l’opacité des informations concernant l’Ouzbékistan, nous nous sommes heurtés, en écrivant ce texte, à un autre problème : les presque soixante ans d’existence du Musée sont entourés de mythes qui ont à leur tour produit des clichés phraséologiques, pratiquement incontournables pour tous ceux qui écrivent sur cette institution.

 

2. Quelques mythes

 

Le discours académique possède une force attractive énorme, ce que prouvent les dossiers de « l’affaire de Noukous ». Par exemple, pour souligner l’importance de ce musée, de nombreux auteurs utilisent – par plaisanterie ou sérieusement, mais toujours sans justification – la métaphore « un Louvre dans le désert ». On pourrait la considérer comme un slogan publicitaire, si elle ne faisait partie de discours plus larges rien moins qu’anodins, tels que « Savitsky est un Trétiakov centrasiatique », « Ural Tansykbaev est le Gauguin ouzbek », « Alisher Mirzaev est un Matisse de Tachkent », « Avicenne est un Dante centrasiatique »...

Le problème de telles analogies réside dans leur asymétrie. Leurs auteurs visent probablement à faire monter les enchères rhétoriques sur les arts locaux pour les inclure dans l’histoire mondiale. En réalité, cela ne sert qu’à renforcer la valeur des « étalons européens » et à maintenir le statu quo à la marge de ce dispositif européocentrique. Jamais Gauguin ne sera traité de « Tansykbaev français », le Louvre de « Musée de Noukous sur Seine »... Ces comparaisons cachent un rabaissement péjoratif et colonialiste des créations uniques et précieuses des arts de l’Asie Centrale, comme si elles n’obtenaient de valeur qu’en comparaison avec les « étalons européens ».

Un autre mythe veut que ledit musée présenterait « la deuxième collection au monde de l’avant-garde russe après celle du Musée Russe de Saint-Pétersbourg ». Cette valeur hyperbolisée s’explique par une origine mathématique. Au moment du décès de Savitsky, sa collection comptait 44000 œuvres de peinture et d’arts graphiques. Bien que celles-ci n’entrent pas toutes dans le cadre traditionnel de « l’avant-garde russe », cette collection est néanmoins impressionnante, et ce musée est considéré comme « la deuxième collection d’ « avant-garde russe » par le nombre ». Cette formule a été maintes fois reprise, mais lors du développement de l’identité locale, la quantité a été remplacée par l’importance. Par ailleurs, si on renonce aux comparaisons douteuses « plus-moins », il faudra reconnaître que la Galerie Trétiakov de Moscou possède évidemment une collection plus complète et plus sérieuse d’œuvres avant-gardistes du XXe siècle que celle du Musée Savitsky, même si elle le cède en quantité à cette dernière. Par ailleurs, dans le monde, il existe plusieurs collections d’« avant-garde russe » qu’il serait aussi infantile de mettre en rapport avec la collection de Noukous que de comparer un éléphant à une baleine.

 

Savitsky avait ses propres passions. Il accumulait les œuvres d’artistes secondaires à côté des géants Malévitch, Kandinsky, Tatline, Rodchenko ou Filonov. Mais justement grâce à cette méthode, sa collection est unique, car les figures périphériques de l’avant-garde présentent aujourd’hui le même intérêt que son centre, et l’attention pour les années 1930 est du même niveau que celle pour les années 1920. Le Musée de Noukous reste un conservatoire des œuvres les plus significatives des artistes centrasiatiques des années 1920-1950 : Volkov, Karakhan, Kourzine, Ousto-Moumine, etc. En outre, la collection de Savitsky est particulière parce qu’il l’a rassemblée suivant un principe monographique, préférant une réunion globale, et non pas sélective, des œuvres d’un artiste quel que soit leur genre (huiles, aquarelles, créations graphiques, dessins) [8], et c’est pour cela que de nombreuses œuvres secondaires se trouvent actuellement à Noukous, ce qui permet de reconstituer en détail l’évolution de certaines trajectoires individuelles.

Citons encore un cliché lié à la mise en valeur permanente du statut de Marinika Babanazarova comme « Savitsky d’aujourd’hui ». Sans remettre en cause la fidélité de l’élève à son maître, il convient d’évoquer brièvement les transformations du musée karakalpak sous ses deux directeurs.

 

Savitsky était semblable à un personnage de l’écrivain russe Andreï Platonov, obsédé qu’il était par l’idée utopique de créer un musée de l’avenir pour les générations futures. Il est symptomatique que dans les villages karakalpaks on l’appelait « Sovetski » (Soviétique). Il vivait presque comme un S.D.F., refusant les formes habituelles du « confort bourgeois », offrant volontiers ses appartements ou son argent à ceux qui en avaient besoin. Il est mort comme un bienheureux, tout à sa passion de collectionneur.

 

Les activités de Marinika Babanazarova, qui s’est bien intégrée dans le cadre des autorités du Karakalpakstan, sont d’une nature complètement différente. Ses activités ne contiennent plus d’éléments utopiques, mais obéissent à une aspiration pragmatique propre à l’époque de l’instauration d’une nouvelle bourgeoisie nationale, et cette aspiration est liée à la promotion d’un label déjà connu.

 

Le musée utopique de Savitsky appartient à l’humanité toute entière, il n’est pas limité ni par des cadres nationaux ni par des frontières, étant une sorte d’arche de Noé de la création dissidente, ouvert à tous les artistes persécutés pour abriter leurs œuvres.

 

Le musée de Marikina Babanazarova constitue un patrimoine national du Karakalpakstan et de l’Ouzbékistan, qui valorise la région sur la scène internationale. Les titres des expositions du Musée de Noukous à l’étranger sont éloquents : « Les Survivants des Sables Rouges », « Le Désert des arts interdits » [9]. Il s’agit toujours ici d’une région exotique lointaine en passe d’être découverte par le public international en tant que Terra incognita sur la carte artistique, dans l’auréole née des mythes autour des peintres réprimés par un système soviétique impitoyable, de l’ascèse de Savitsky et du contraste entre le désert inanimé et l’esprit sublime d’une collection préservée.

 

La différence principale entre le projet utopique de Savitsky et le projet pragmatique de Marikina Babanazarova s’est manifestée dans l’élitisme et le caractère de sa stratégie muséologique orientée vers les manifestations de prestige – la preuve en est l’absence de volonté de mettre en place une base des données pour cette collection, ouverte à un large public et transparente.

3. Valeur de la collection du musée : succès du marketing de l’administration du musée et conjoncture artistique internationale

Ce qui précède prouve que la reconnaissance mondiale de la valeur de la collection du Musée ne date pas de sa fondation en 1966. En stockant les œuvres récupérées dans les réserves surchargées, Savitsky s’en tenait à une logique de collecte pour les générations futures, et il ne cherchait pas à les montrer à un large public, sinon, il aurait pu les exposer à de nouvelles répressions de la part de l’orthodoxie marxiste.

 

« Avant l’arrivée de Savitsky, personne ne se souciait de ces œuvres », raconte Alvina Schpada, restauratrice de tableaux qui travaille au Musée depuis l’époque de Savitsky [10]. Conformément au mythe principal du musée, Savitsky, qui n’aura pas vu la reconnaissance de sa collection, céda la gestion de celui-ci à Marikina Babanazarova, petite-fille de Koptilev Nurmukhamedov, premier Président de la région autonome de Karakalpakie de 1929 à 1932 [11], et fille de Marat Nurmukhamedov, premier académicien karakalpak, président de la filiale karakalpak de l’Académie des Sciences d’Ouzbékistan et fonctionnaire communiste. C’est Marat Nurmukhamedov qui avait accueilli Savitsky à Noukous, en lui offrant des conditions optimales pour sa collection dissidente, peut-être en hommage à son père Koptilev, fusillé en 1938. D’après l’hagiographie locale, Savitsky confia son musée à Marikina Babanazarova, persuadé que sa collection serait conservée intacte. Durant toute sa vie à Noukous, Savitsky fut sous la protection de Marat Nurmukhamedov, et il croyait, non sans raison, que Marinika, la fille de celui-ci, poursuivrait cette politique bienveillante en faveur de sa collection.

L’héritage reçu était lourd. De vieux locaux, des surfaces d’exposition insuffisantes, des réserves exiguës, d’énormes quantités d’œuvres non recensées dans les inventaires… L’explosion de l’Union Soviétique a entraîné crise financière, réduction du personnel et départ des spécialistes… mais aussi la liberté. Bien que la Déclaration de la souveraineté nationale du Karakalpakstan, adoptée le 14 décembre 1990 par le Parlement régional, soit restée lettre morte, le Musée de Noukous, dans ces nouvelles circonstances, devint la pierre angulaire de l’identité nationale et de la mémoire collective du Karakalpakstan post-soviétique. Tout était devenu possible : organisation de nouvelles expositions, contacts avec les spécialistes étrangers, création d’une association caritative « Les Amis du Musée de Noukous », qui est toujours soutenue par les diplomates en poste à Tachkent, construction de nouveaux locaux pour le Musée [12], amélioration des conditions de conservation des œuvres et de leur restauration. C’est dans cette situation que Marinika Babanazarova a pu mettre à profit ses talents d’organisatrice : charismatique et grande communicante, diplômée de la faculté des langues romano-germaniques de l’Université d’État de Tachkent, elle a su pleinement appliquer ses compétences professionnelles (pour information : les premières années qui ont suivi l’explosion de l’URSS, peuvent être appelées « l’ère des traducteurs », car la maîtrise des langues européennes ouvrait l’accès aux cercles diplomatiques, aux fonds d’investissements occidentaux et aux centres de recherches étrangers).

La reconnaissance est arrivée essentiellement au cours des deux dernières décennies. La première publication sérieuse fut l’ouvrage L’avant-garde arrêtée en pleine course (1989), et plusieurs catalogues magnifiques sortirent ensuite en langues européennes. De nombreuses œuvres du musée, après avoir voyagé en Europe, ont été connues d’un large public. Des vols charters amenaient des touristes occidentaux à Noukous pour visiter le Musée. Le film documentaire intitulé Le désert des arts interdits a définitivement transformé l’histoire de la création du musée en récit héroïque et romantique, l’un des symboles du Karakalpakistan lié directement à son identité nationale qui englobe logiquement les antiquités et l’avant-garde russe.

Cette croissance de la visibilité des tableaux et de la popularité des artistes a suscité un intérêt commercial inédit pour la collection du Musée de Noukous : selon ses conservateurs, les riches collectionneurs des Émirats, de Russie et des États-Unis manifestent leur intérêt pour acheter certains œuvres des réserves du musée. Parallèlement, mais indépendamment de la situation propre au Musée de Noukous, les contrefaçons d’œuvres de l’avant-garde centrasiatique apparaissent dans les ventes aux enchères [13]. La valeur commerciale de la collection de Savitsky n’est plus remise en cause : le chiffre de deux milliards de dollars circule sur Internet [14]), et donc, le poste de directeur du musée est considéré comme un bon filon.

4. Causes probables du conflit

L’une des raisons les plus souvent évoquées de la démission de Marinika Babanazarova est son initiative de fêter somptueusement le centenaire de la naissance d’Igor Savitsky, sans le valider au préalable avec ses hiérarchies. À notre avis, ce n’est qu’un prétexte pour provoquer le conflit. Les hauts fonctionnaires et les critiques d’arts voient cette démission comme le résultat d’une campagne bien réfléchie dont les rumeurs circulaient dans les couloirs du Ministère ouzbek de la Culture depuis plusieurs années. Le Tachkent officiel évoquait assez régulièrement la mise à la retraite anticipée forcée de Marinika Babanazarova et la suppression du nom d’Igor Savitsky de la dénomination officielle du musée, sous prétexte du soviétisme de son fondateur, ce qui va à l’encontre de la thèse selon laquelle les succès les plus importants de l’Ouzbékistan ne sont devenus possibles qu’après l’Indépendance.

D’autre part, certains observateurs suggéraient de percevoir cette situation comme une sorte de « règlements des comptes » entre individus ou entre clans, citant même certains noms de hauts fonctionnaires du Ministère de la Culture en tant qu’ « initiateurs » de ce complot (notamment, l’académicien Tursunali Kuziev, ex-président de l’Académie des Beaux-Arts et ex-ministre ouzbek de la Culture et des Sports). D’après ces observateurs, on aurait souhaité éloigner une Marikina Babanazarova devenue trop indépendante, et s’approprier son poste qui pourrait ouvrir, selon eux, l’accès à une richesse réelle ou symbolique ainsi qu’aux bonus liés au pouvoir, tels que voyages à l’étranger, relations avec les diplomates, éventuelles donations de fonds occidentaux, organisation de grandes expositions, sommes rondelettes pour l’accès au musée et pour le droit de prendre des photographies et de vendre des souvenirs.

Et enfin, la version la plus radicale des observateurs locaux et des experts étrangers concernait la possibilité de vendre des œuvres du musée aux enchères et à des marchands d’œuvres d’art.

Probablement, le mécanisme de l’évolution du conflit a pour base plusieurs des scénarios évoqués ici. Mais il nous semble que les remaniements en question cachent la lutte de certains clans au gouvernement pour la gestion du patrimoine culturel de l’Ouzbékistan. Un axe de cette lutte était la tension palpable entre la capitale Tachkent et Noukous la « séparatiste ». Il n’y a pas de raisons, à notre avis, de supposer que le ministre karakalpak de la Culture et son homologue ouzbek n’étaient que des « hommes de paille » dans ce spectacle, ni de donner créance aux rumeurs selon lesquelles le scénario du « renversement » aurait été préparé par les élites karakalpakes. Le contexte dans lequel Marikina Babanazarova a dû présenter sa démission est caractérisé par l’appauvrissement rapide des établissements culturels, la compression des effectifs et la menace de liquider certaines institutions. D’autre part, l’énorme valeur financière de la collection de Noukous a suscité dans les cercles gouvernementaux un intérêt nouveau pour l’avant-garde centrasiatique, qui a été mis au jour lors des scandales autour de la résidence genevoise de Gulnara Karimova (fille aînée du Président défunt Islam Karimov) que décoraient des œuvres de ce genre [15]).

Il est à noter que la position vulnérable de Marikina Babanazarova est due au caractère de la collection de Savitsky et de ses méthodes. Savitsky s’est approvisionné en objets d’art partout où il le pouvait : il en a achetés, pris en dépôt temporaire ou obtenus comme héritage de la part des artistes eux-mêmes ou de leurs descendants. Savitsky ne pouvait donc pas concrètement en assurer un inventaire détaillé. Souvent, les donateurs offraient leurs collections au musée sans passer par un notaire, et le musée, n’ayant pas payé ces nouvelles acquisitions, ne pouvait pas les insérer dans ses inventaires, mais seulement dans ses livres d’acquisitions. Idem pour les œuvres que Savitsky a acquises à crédit ou pour « conservation temporaire ». Tout cela a donné naissance à des rumeurs concernant de richissimes collections non recensées et aux fantasmes liés à la probabilité de l’apparition de certaines œuvres sur le marché international des œuvres d’art. Pour que les chasseurs à l’affût de la collection de Savitsky perdent tout espoir [16], Marinika Babanazarova déclara que son musée s’était définitivement approprié plus de 10 000 œuvres considérées en « conservation temporaire » après la mort de Savitsky. Mais cette déclaration n’a pas mis fin aux rumeurs sur les trésors non recensés de l’avant-garde russe.

 

5. Éventuelles suites possibles

Tout en restant toujours préoccupés par le destin de la collection de Savitsky, nous ne pouvons juger du développement des événements ni du sort de Marikina Babanazarova et du Musée de Noukous.

Même l’ensemble de tous les éléments – tels que le désaccord des employés du musée, le soutien actif d’un large public, le refus de Marikina Babanazarova de démissionner – ne permet pas d’espérer un retour de Marikina à ses activités professionnelles au sein du Musée de Noukou : le Moloch du système administratif ne sait pas faire marche arrière, et la nomination du nouveau directeur a tourné cette page de l’histoire du musée. Il reste à espérer que le conflit ne finisse pas au tribunal avec de pénibles conséquences répressives.

Pour ce qui est de la collection, tous les pronostics ne sont malheureusement que des suppositions, faute de transparence quant aux activités du musée.

Rappelons qu’au moment du conflit en août et en septembre 2015, tous les observateurs étaient persuadés du pillage inévitable de la collection. Les alarmistes prédisaient un scénario rapide selon lequel certaines œuvres auraient pu être retirées de la collection lors de l’inspection agressive effectuée par le comité qui remplaça toute l’équipe du musée par de nouveaux gardiens dont l’origine était inconnue, alors même que Marikina Babanazarova, qui restait encore directeur de plein droit, était absente une semaine entière.

Un deuxième scénario catastrophique supposait le remaniement complet du personnel, depuis le directeur jusqu’aux gardiens, ce qui permettrait de soustraire régulièrement des œuvres.

Un troisième scénario compilait les deux précédents : il s’agissait d’un carrousel directorial organisé par les autorités et/ou du transfert de la collection à Tachkent au prétexte de la situation instable à Noukous.

Il est à noter qu’un quatrième scénario – remaniement de routine de l’administration du musée qui ne provoquerait aucune catastrophe – ne fut pas envisagé par les observateurs, ce qui témoigne de l’ambiance malsaine dans laquelle agissent les institutions officielles ouzbèques en matière de culture. Mais il apparaît que c’est justement ce quatrième scénario qui se déploie à Noukous, bien qu’il soit impossible d’évaluer clairement la conjoncture. La mauvaise volonté de Makset Karlybaev qui ne souhaite pas commenter l’état de choses actuel ni divulguer son programme pour le Musée de Noukous n’éclaircit pas la situation.

на ce qui était en jeu peut être considéré comme un patrimoine culturel essentiel du Karakalpakstan, mais aussi comme... une manne financière.

2. Stephen Kinzer, "Uzbekistan could be the next ground zero for cultural vandalism" // Boston Globe, 27.08.2015

3. Галина Тюгай, "Девиз Максета" // Правда Востока, 26.10.2015

5. См. многочисленные публикации в СМИ: http://www.ozodlik.org/a/26532729.html; https://www.uzdaily.uz/articles-id-26064.htm; http://ca-news.org/news:1160648.

8. См. письмо Савицкого Первому секретарю Каракалпакского обкома КП Узбекистана К.К.Камалову (Ильдар Галеев [сост.], Венок Савицкому: живопись, рисунок, фотографии, документы, Москва: Галеев-Галерея, 2011, с.11)

10. Даша Солод, "Ситуация: что происходит в музее Савицкого?" // VOT: The Voice of Tashkent, 26.08.2015

11. Les biographies officielles de Marinika Babanazarova désignent son grand-père comme « le premier Président de la Karakalpakie », il est cependant indispensable de garder à l'esprit le caractère tout de convention de cette appellation donnée a posteriori. Outre que la pyramide hiérarchique de l'État soviétique ignorait le poste de « Président » en tant que tel, le statut de la Karakalpakie elle-même fut révisé tout au long des répartitions nationales et territoriales des années 1924-1936 : en 1924, la région autonome des Kara-Kalpaks,  qui faisait auparavant partie de la R.S.F.S.R., fut incluse dans la république autonome de Kirghizie (de Kazakhie à partir de 1925), également assujettie à la R.S.F.S.R. ; en 1930, elle en sortit pour être réintégrée à la R.S.F.S.R., au sein de laquelle son statut de « région autonome » fut officiellement revu en 1932 pour être hissé au rang de « république autonome » ; en 1936, elle fut cédée à la R.S.S. d'Ouzbékistan sans que son statut soit modifié (Svetlana Gorshenina, Asie centrale. L'invention des frontières et l'héritage russo-soviétique, Paris, CNRS-Éditions, 2012, pp. 229-237). Il serait historiquement plus approprié de qualifier Koptilev Nurmuhamedov de Président du Comité Exécutif du soviet régional de la région autonome de Karakalpakie entre 1929 et 1932 et ensuite, en 1932-33 du Comité Exécutif Central de la R.S.S. autonome de Karakalpakie, lorsque la région autonome de Karakalpakie qu'il dirigeait obtint le statut de « république autonome » dans le cadre de la R.S.F.S.R. ( http://www.proza.ru/2012/09/18/757 ; H. Esberguénov, Koptilew Nurmuhamedov, Noukous, 1974).

12. Тамара Санаева, "Музейный комплекс в Нукусе - стройка века" (Часть 1) // Письма о Ташкенте, 28.08.2015

13. См. более подробно: "Государственный Музей искусств им.Савицкого в Узбекистане: открыть и сохранить", интервью Светланы Горшениной и Бориса Чуховича информационному агенству Фергана, 25.11.2015

14. Даша Солод, "Ситуация: что происходит в музее Савицкого?" // VOT: The Voice of Tashkent, 26.08.2015

16. Extrait de la déclaration adressée par Marinika Babanazarova à Bahodir Ahmedov,  ministre de la Culture et des Sports d'Ouzbékistan, en date du 29 août 2015 : « J'ai toujours parfaitement eu et garde à l'esprit que le musée n'est pas ma propriété, mais fait partie du patrimoine de notre peuple et de notre pays. C'est dans ce but que j'ai durant de nombreuses années déféndé l'article bien connu de vous de l'Arrêté du Gouvernement sur la cession au musée, et donc au pays et au peuple, des droits de propriété sur plus de 10000 œuvres se trouvant au musée en conservation temporaire à la mort d'I. Savitsky. Et quand cela a été réalisé, nous avons ôté leur dernière chance à ceux qui professionnellement traquaient ce gibier ».https://www.facebook.com/groups/703191839785703/permalink/704695309635356/.

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PERSONALIA

Igor Savitsky, fondateur du musée de Nukus, qui convainquit les autorités de la République autonome soviétique socialiste des Karakalpaks de lui allouer des fonds. Il apporta à Nukus environ 44 000 œuvres picturales et graphiques, dont plusieurs auteurs avaient été mis à l’indexà l'époque. Il est mort à Moscou en 1984.

Marinika Babanazarova, philologue et historienne de l'art. En 1983 et 1984, elle fut secrétaire académique et conservatrice en chef du Musée de Nukus, et de 1984 à 2014 travailla comme directrice du Musée. Elle organisa des expositions du Musée à l'étranger et recueillit des informations sur la personnalité et les activités de Savitsky.

Site Web Zamondosh, ressource virtuelle qui republia plusieurs documents disparates apparus sur d'autres sites web. En 2013, Gulnara Karimova affirma qu’il fut créé et financé par le colonel du Service de la sécurité nationale Yuri Savinkov. La page la plus visitée du site fut un panégyrique adressé à Salim Abduvaliyev (selon WikiLeaks, un des leaders du monde criminel en Ouzbékistan).

"Les Gardiens du Musée", auteurs de lettres anonymes, publiées les 9 et 10 août sur le site Zamondosh. Ces lettres ne sont actuellement plus sur le site, mais nous en conservons des copies dans nos archives.

Le personnel du musée Savitsky : conservateurs, scientifiques, gardiens, employés de musées.

La Commission d'inspection du Ministère de la Culture et des Sports de la République d'Ouzbékistan travaille dans le Musée depuis le juin 2015.

Groupes de soutien : des communautés en ligne (ouvertes et fermées) se sont organisées pour soutenir Marinika Babanazarova et / ou protéger l'intégrité de la collection du musée ; activistes civils

6. Canevas des événements

 

Bien qu’il semble inutile de revenir sur les origines des événements, la reconstitution détaillée du licenciement de Marinika Babanazarova démontre les mécanismes répressifs auxquels les fonctionnaires en matière de culture ne peuvent pas s’opposer dans un environnement dictatorial.

Si l’on se fie à des sources parfois contradictoires, les événements au musée se sont déroulés de la manière suivante. En juillet 2015, une inspection du Ministère de la Culture s’est installée au Musée de Noukous. Normalement, la routine du fonctionnement des musées exige l’arrivée de comités d’inventaire une ou deux fois par an. Mais, selon certains témoignages d’activistes de Tachkent, de proches d’employés du musée, les activités de cette inspection portèrent dès le début un caractère agressif. Il semblait que cette inspection ait eu pour objectifs de trouver des traces de délits et que l’inventorisation ne l’ait pas intéressée. En prenant des photographies et en vérifiant les objets, les inspecteurs expliquaient qu’ils cherchaient des contrefaçons; les documents qu’ils avaient rédigés n’ont pas été présentés aux conservateurs du musée. Par ailleurs, les inspecteurs intervenaient dans des activités du musée qui ne relèvent pas de leur compétence

 

Cette commission était dirigée par le jeune restaurateur Serik Baybosinov. La journaliste Dasha Solod cite deux autres membres de cette commission : Ismat Yusupov et Dilshod Azizov. Ce dernier, plus tard, a réfuté sa participation à cette « affaire de Noukous », et les employés du musée pourront confirmer ou démentir cette déclaration dès qu’ils pourront parler ouvertement de ces événements. Dilshod Azizov est connu pour son attribution douteuse d’un tableau du Musée de Beaux-Arts de Tachkent à Véronèse. S. Baybosinov est inconnu de la communauté des experts : personne, du moins, parmi nos interlocuteurs n’a pu citer de publications dont il serait l’auteur. Quant à Ismat Yusupov, ses activités d’antiquaire peuvent indiquer un intérêt potentiel pour les objets exposés au musée mais, en même temps, cela ne signifie pas qu’il ait des compétences d’expertise pour attribuer des œuvres d’art.

 

Parmi d’autres membres de cette commission, il n’y avait aucun muséologue ou critique d’art célèbre en Ouzbékistan ou ailleurs qui connaisse la collection de Noukous et les créations des peintres exposés au musée. Au reste, des témoins évoquent la présence d’agents des forces de l’ordre accompagnant les inspecteurs. Quelques conservateurs du musée ont quitté cette commission à cause de sordides tricheries et ont refusé de signer les documents rédigés par ladite inspection.

 

Citons deux éléments des activités de cette commission. D’abord, elle a limogé quelques gardiens expérimentés et fiables du musée sous le prétexte qu’ils y auraient introduit le moulage d’un dispositif explosif. Ensuite, en se basant sur le nombre de couches de peinture et une analyse aux rayons ultra-violets, l’inspecteur Dilshod Azizov a conclu que le tableau « Femmes cueillant des tulipes » de Nikolaï Karakhan était une copie.

Les 9 et 10 août, le site web Zamondosh a publié des lettres dont les auteurs, en citant ce tableau, affirmaient que le remplacement des œuvres authentiques par des copies était pratique courante dans ce musée. « Sur deux cents tableaux vérifiés aux UV, les experts venus de Tachkent ont sans erreur établi que les tableaux « Femmes cueillant des tulipes » de Karakhan, « Au repos » de Gan, « Dans le village » de Kachina, « Vigne » de Troussov, « Femme au chapeau » de Safronov étaient des contrefaçons », écrivent les auteurs qui, d’ailleurs, ont souhaité garder l’anonymat. Bien que ceux-ci se soient présentés comme collaborateurs scientifiques du musée, le langage de leurs textes indique néanmoins sans ambiguïté qu’ils étaient très éloignés du monde des beaux-arts et de l’expertise artistique qui laisse toujours une place au doute. Ces lettres ont ensuite disparu de ce site, mais nous les gardons comme preuves de montages maladroitement forgés de toutes pièces.

La partie officielle de ces intrigues a commencé le vendredi 21 août 2015, lorsque Marikina Babanazarova, sous la pression, a signé une lettre de démission sans y apposer de date. Les employés du musée l’ont appris post factum le 24 août, lorsque le décret du Ministre de la Culture, lui aussi sans la moindre référence, a été présenté au musée. Dans son communiqué de presse à ce sujet [17] le Ministère ouzbek de la Culture et des Sports n’évoque nullement la problématique de contrefaçons. Le Ministère de la Culture a préféré désamorcer la situation en déclarant que la directrice du musée avait déposé sa démission de son plein gré.

 

Le 24 août, une réunion à laquelle ont pris part 86 employés du Musée et M. B. Aytniyazov, ministre de la Culture pour la région Karakalpake, s’est unanimement opposée à ladite décision du Ministère ouzbek de la Culture, et a publié sa lettre dans les médias.

 

Le 26 août, une nouvelle réunion s’est tenue au musée avec les représentants des autorités. Le personnel a catégoriquement refusé d’obéir à la décision du ministère et à ses créatures (cas rarissime d’opposition frontale d’employés face aux autorités), et a exigé en outre que Babanazarova explique son geste.

 

Résultat : le 27 août, Marinika Babanazarova a retiré sa demande de démission, ce qui a provoqué une situation ambiguë, car un décret du ministre ouzbek de la Culture du 26 août avait nommé par intérim à sa place Mme Pakhretdinova, ex-directrice du musée des « Vieilles Gloires du Karakalpakstan», dont les expertises professionnelles sont inconnues.

Le 27 août, une nouvelle lettre sur le site web Zamondosh a ouvertement incriminé de fraudes le musée et Marikina Babanazarova. Cette lettre était signée par un certain Vitaliï Kononenko se présentant comme critique d’art à Tver (Russie). Il considère que le « Portrait de femme au chapeau » de Safronov et cinq autres tableaux qu’il n’a pas nommés sont des contrefaçons. Selon ses dires, il a pu détecter cette fraude à l’œil nu lors de sa visite au musée. En effectuant des recherches sur Internet, nous n’avons pas réussi à trouver la moindre trace d’un tel critique d’art à Tver, ce qui indique sûrement qu’une fois de plus, il s’agit de nouvelles affabulations.

Entre temps, des groupes de soutien ont été organisés à Tachkent et sur les réseaux sociaux ; de nombreux articles ont été publiés dans les médias occidentaux, tels que The Guardian [18], The New York Times [19], The Boston Globe [20], BBC [21], ainsi que dans les médias russes (Ferghana.ru [22]) et ouzbek (VOT – The Voice of Tashkent) [23].

 

Les informations que les groupes de soutien ont reçues de sources confidentielles auprès des autorités prouvent que la décision de limoger Marikina Babanazarova avait été préparée de longtemps et qu’elle était définitive. C’est ainsi qu’il faut comprendre la déclaration officielle du Ministère ouzbek de la Culture et des Sports du 28 août [24], et la publication d’un fonctionnaire dudit ministère accusant le site web du musée d’absence d’informations en versions ouzbèque et karakalpake. En regard de ces éléments, plusieurs lettres de protestations adressées au ministre ouzbek de la Culture ont été signées par l’association des « Amis du Musée de Noukous » [25], par le groupe de soutien géré par Naila Garifullina [26], par le théâtre Ilkhom et par un groupe de muséologues et critiques d’art réuni par Ludmila Kodzaeva, directeur adjoint de la Salle d’Expositions de l’Académie des Beaux-Arts ouzbéque [27] à quoi il convient d’ajouter les pétitions circulant sur Internet en anglais [28] et en français [29]; les déclarations de plusieurs galeries de Moscou, de certains artistes (par exemple, de Damir Ruzybaev, sculpteur et ex-directeur du Musée des Beaux-Arts de Tachkent) et de l’ambassade américaine à Tachkent.

7. Problèmes vitaux du Musée de Noukous

Outre leurs missions didactiques et conservatrices, dans le monde des arts, les musées jouent un rôle de références et de modèles. Leurs fonds sont un point de départ pour toutes recherches consacrées aux origines et à l’attribution des œuvres d’art. Si un objet d’art inconnu sort sur le marché, le seul moyen de l’authentifier est la comparaison avec les originaux, dont les dépositaires sont, en premier lieu, les musées. La collection de Noukous est unique du fait que Savitsky collectionnait des peintres non reconnus. Dans certains cas, ce musée est le seul à posséder des œuvres connues de tel ou tel artiste. Il est aisé d’imaginer ce qu’il adviendra si on perd la certitude de l’authenticité de ces œuvres. On peut se figurer comme scénario le plus proche celui des récentes batailles entre deux camps de spécialistes des œuvres d’Alexandra Exter : un camp assure que 95% des attributions accordées par l’autre camp sont fausses et, en réponse, il lui est reproché d’avoir pour intention d’élever la valeur de ses propres expertises. Par conséquent, les profanes perdent toute confiance dans les expertises et une grande partie de l’héritage de cette magnifique artiste échappe à leur attention.

Évidemment, la violation de l’intégrité de la collection est plus dangereuse pour l’Asie centrale dont les arts sont peu présentés dans les musées internationaux, beaucoup moins que les œuvres de l’avant-garde russe. Par exemple, le Musée de Noukous conserve 862 œuvres de Nikolaï Karakhan, figure centrale de l’art ouzbek des années 1930. Si cette collection devient douteuse, on pourra produire des « Karakhans » sans relâche.

Les chroniques des réseaux sociaux démontrent que les fraudeurs s’intéressent à la collection de Savitsky. Par exemple, depuis longtemps, un magasin d’antiquités de Moscou (sis au 69 avenue Lénine) propose sur son site web un «  Курзин [Kurzin]», qui a été copié à partir du fameux tableau « Capital » de cet artiste conservé à Noukous. Il serait absurde de supposer que ce faux a été produit dans les réserves du musée, car il est facile de reproduire une copie aussi banale à partir des illustrations publiées dans un catalogue de Kourzine.

 

En 2014, au moment du scandale qui a révélé la présence d’objets d’art a priori non exportables dans la villa genevoise de Gulnara Karimova [30], l’agence d’informations Uznews.net a fait savoir qu’une soixantaine d’œuvres d’Ufimtsev, considérées comme disparues en Ouzbékistan, avaient été détectées dans des ventes aux enchères moscovites (il est à souligner qu’aucune œuvre du Musée de Noukous n’a été hébergée dans la villa de Karimova alors que certaines pièces du Musée des Beaux-Arts de Tachkent y étaient présentes). L’article d’Uznews.net était accompagné d’une photographie du tableau bien connu d’Ufimtsev conservé au Musée de Noukous, qui théoriquement ne peut être ni volé ni vendu ouvertement, car il est bien connu et depuis 1973 a été plusieurs fois reproduit dans les médias. Nous n’avons pas pu obtenir de confirmation sur cette vente aux enchères ni sur cette copie (les conservateurs du musée pourront confirmer la présence de ce tableau dans leur collection). Nous pensons que cette œuvre a probablement été la première que Google a suggérée lorsque Uznews.net a cherché « quelque chose d’Ufimtsev » pour illustrer son article.

8. Que faire ?

Étant donné que les experts internationaux et les activistes locaux ont des possibilités fort restreintes pour intervenir dans les affaires du musée, nous ne pouvons même pas prétendre à une « voix consultative » ni exiger la création d’un comité international d’experts ouzbeks, russes et occidentaux qui pourraient confirmer ou réfuter les conclusions des inspecteurs de Tachkent même si, dans la situation actuelle, cela serait la solution idéale. Dans ce cas de figure, un tel comité pourrait inclure des muséologues, des critiques d’art, des galeristes qui connaissent bien la collection de Noukous, ou des spécialistes en art soviétique des années 1920-1930, tels que Rimma Yeremian (critique d’art), Ludmila Kodzaeva (directeur adjoint de la Salle d’expositions Centrale de l’Académie des Beaux-Arts de Tachkent), Natalia Glazkova (Association des artistes près l’Académie des Beaux-Arts), Irina Bogoslovskaïa (critique d’art), Alexandr Volkov (peintre), Ildar Galeev (galeriste et organisateur d’expositions consacrées au premier art soviétique). Mais cette idée semble irréalisable faute d’un financement spécifique et en l’absence d’autorisations pour créer un tel comité et surtout visiter librement la collection. La simple présence d’experts ouzbeks dans un tel comité indépendant représente un risque pour eux, car en Ouzbékistan même les protestations s’accompagnent d’une forme de panégyrique (par exemple, les responsables du groupe de soutien en faveur de Marikina Babanazarova ont, lors de la collecte de signatures, tenu à distinguer « les fonctionnaires du Ministère karakalpak de la Culture coupables du conflit » de « l’État et le Président de la République d’Ouzbékistan I. Karimov » qui, toujours selon ce groupe, « a fait beaucoup pour le musée, surtout depuis l’acquisition de l’Indépendance »).

La création d’un comité d’observateurs qui, d’une part, essaierait de créer un catalogue public des œuvres conservées au Musée, en commençant au moins par celles qui ont déjà été reproduites dans plusieurs catalogues. D’autre part, ce comité pourrait suivre le marché international des objets d’art où sont susceptibles d’apparaître des œuvres éventuellement volées à Noukous.

 

C’est justement cette direction qui est prévue par le projet "Savitsky" de l’observatoire Alerte Héritage. Ce programme semble complexe, mais il est tout à fait réalisable, notamment grâce au soutien d’experts, de diplomates, de l’association « Les Amis du Musée de Noukous ». Il est déplorable que ce soit là le seul moyen de réfuter les conclusions des inspecteurs susmentionnés de Tachkent et de prévenir l’apparition d’œuvres de Noukous, originaux ou copies, sur les ventes aux enchères internationales, car durant les années de gestion du Musée par Marikina Babanazarova, un tel catalogue n’a pas été créé, bien que la Fondation Soros, tout en proposant une subvention, ait initié un catalogue électronique du musée dès les années 2003-2004 (plus tard, l’association « Les Amis du Musée de Noukous » a remis au musée une caméra professionnelle à cette fin). Avec les technologies d’aujourd’hui, la numérisation de la collection ne dépasserait pas deux années de travail avec un personnel restreint, car il ne s’agit pas de photographies de très haute qualité pour albums de luxe, mais d’un simple catalogue de travail. Il est évident que ce programme doit être prioritaire pour la nouvelle administration du Musée de Noukous.

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[1] "Новый директор Нукусского музея: «О хищениях мне ничего не известно» // Фергана, 03.03.2016 http://www.fergananews.com/articles/8901   ТЕКСТ >>>

[2] Статья Stephen Kinzer, Boston Globe, 27.08.2015: http://www.bostonglobe.com/opinion/2015/08/27/uzbekistan-could-next-ground-zero-for-cultural-vandalism/lS7z2dmIC5E43EJQQRrZRO/story.html    ТЕКСТ >>>

[3] Галина Тюгай, "Девиз Максета", Правда Востока, 2005, 26 октября. http://www.pv.uz/nauka/deviz-makseta    ТЕКСТ >>>

[4] http://www.fergananews.com/news.php?id=22898    ТЕКСТ >>>

[5] См. многочисленные публикации в СМИ: http://www.ozodlik.org/a/26532729.html; https://www.uzdaily.uz/articles-id-26064.htm; http://ca-news.org/news:1160648.    ТЕКСТ >>>

[6] http://gald.livejournal.com/11343.html?view=21839#t21839    ТЕКСТ >>>

[7] Анна Толстова, "Отложенный авангард. О старых и новых проблемах Нукусского музея", Коммерсант. 2016, 23 сентабря. http://kommersant.ru/doc/3065980    ТЕКСТ >>>

[8] См. письмо Савицкого Первому секретарю Каракалпакского обкома КП Узбекистана К.К.Камалову (Ильдар Галеев [сост.], Венок Савицкому: живопись, рисунок, фотографии, документы, Москва: Галеев-Галерея, 2011, с.11)    ТЕКСТ >>>

[9] The Desert of the Forbidden Art, 2010 : http://www.desertofforbiddenart.com/home      ТЕКСТ >>>

[10] Даша Солод, "Ситуация: что происходит в музее Савицкого?", VOT: The Voice of Tashkent, 26.08.2015, http://vot.uz/article/2015/08/26/situacia-cto-proishodit-v-muzee-savickogo      ТЕКСТ >>>

[11] Les biographies officielles de Marinika Babanazarova désignent son grand-père comme « le premier Président de la Karakalpakie », il est cependant indispensable de garder à l'esprit le caractère tout de convention de cette appellation donnée a posteriori. Outre que la pyramide hiérarchique de l'État soviétique ignorait le poste de « Président » en tant que tel, le statut de la Karakalpakie elle-même fut révisé tout au long des répartitions nationales et territoriales des années 1924-1936 : en 1924, la région autonome des Kara-Kalpaks,  qui faisait auparavant partie de la R.S.F.S.R., fut incluse dans la république autonome de Kirghizie (de Kazakhie à partir de 1925), également assujettie à la R.S.F.S.R. ; en 1930, elle en sortit pour être réintégrée à la R.S.F.S.R., au sein de laquelle son statut de « région autonome » fut officiellement revu en 1932 pour être hissé au rang de « république autonome » ; en 1936, elle fut cédée à la R.S.S. d'Ouzbékistan sans que son statut soit modifié (Svetlana Gorshenina, Asie centrale. L'invention des frontières et l'héritage russo-soviétique, Paris, CNRS-Éditions, 2012, pp. 229-237). Il serait historiquement plus approprié de qualifier Koptilev Nurmuhamedov de Président du Comité Exécutif du soviet régional de la région autonome de Karakalpakie entre 1929 et 1932 et ensuite, en 1932-33 du Comité Exécutif Central de la R.S.S. autonome de Karakalpakie, lorsque la région autonome de Karakalpakie qu'il dirigeait obtint le statut de « république autonome » dans le cadre de la R.S.F.S.R. ( http://www.proza.ru/2012/09/18/757 ; H. Esberguénov, Koptilew Nurmuhamedov, Noukous, 1974).      ТЕКСТ >>>

[12] Тамара Санаева, "Музейный комплекс в Нукусе - стройка века" (Часть 1) // Письма о Ташкенте, 28.08.2015, http://mytashkent.uz/2015/08/28/muzejnyj-kompleks-v-nukuse-strojka-veka-chast-1/    ТЕКСТ >>>

[13] См. более подробно: "Государственный Музей искусств им.Савицкого в Узбекистане: открыть и сохранить". Интервью Светланы Горшениной и Бориса Чуховича информационному агенству Фергана, 25.11.2015: http://www.fergananews.com/articles/8779     ТЕКСТ >>>

[14] http://vot.uz/article/2015/08/26/situacia-cto-proishodit-v-muzee-savickogo     ТЕКСТ >>>

[15] "«Оккупай» по-узбекски: На вилле Гульнары Каримовой в Женеве обнаружены картины известных художников" // Фергана, 27.12.2013, http://www.fergananews.com/news/21647     ТЕКСТ >>>

[16] Extrait de la déclaration adressée par Marinika Babanazarova à Bahodir Ahmedov,  ministre de la Culture et des Sports d'Ouzbékistan, en date du 29 août 2015 : « J'ai toujours parfaitement eu et garde à l'esprit que le musée n'est pas ma propriété, mais fait partie du patrimoine de notre peuple et de notre pays. C'est dans ce but que j'ai durant de nombreuses années déféndé l'article bien connu de vous de l'Arrêté du Gouvernement sur la cession au musée, et donc au pays et au peuple, des droits de propriété sur plus de 10000 œuvres se trouvant au musée en conservation temporaire à la mort d'I. Savitsky. Et quand cela a été réalisé, nous avons ôté leur dernière chance à ceux qui professionnellement traquaient ce gibier ».https://www.facebook.com/groups/703191839785703/permalink/704695309635356/.     ТЕКСТ >>>

[17] "Министерство культуры Узбекистана впервые сделало официальное заявление об увольнении директора музея им. Савицкого: М.Бабаназарова отправлена на пенсию" // Фергана, 28.08.2015, http://www.fergananews.com/news/23849     ТЕКСТ >>>

[18] Robert Chandler, "Fears for legendary Savitsky art collection after director's dismissal" // The Guardian, 26.08.2015, http://www.theguardian.com/world/2015/aug/26/marinika-babanazarova-savitsky-russian-art     ТЕКСТ >>>

 

[19] Neil MacFarquhar, " Director at Uzbekistan Museum Is Dismissed and Accused of Crimes" // The New York Times, 26.08.2016: http://www.nytimes.com/2015/08/27/arts/design/director-at-uzbekistan-museum-is-dismissed-and-accused-of-crimes.html?_r=2    ТЕКСТ >>>

 

[20] By Stephen Kinzer: http://www.bostonglobe.com/opinion/2015/08/27/uzbekistan-could-next-ground-zero-for-cultural-vandalism/lS7z2dmIC5E43EJQQRrZRO/story.html     ТЕКСТ >>>

 

[21] Abdujalil Abdurasulov, "Row as Uzbekistan art museum director sacked" // BBC, 25.08.2015: http://www.bbc.com/news/world-asia-34051481; интервью Марата Ахмеджанова Севе Новгородцему: http://www.bbc.com/russian/multimedia/2015/08/150825_bbseva_savitsky_museum?SThisFB    ТЕКСТ >>>

 

[22] Даниил Кислов, "Что случилось с директором?.. Она уволена" // Фергана, 27.08.2015: http://www.fergananews.com/articles/8666; Алишер Ильхамов, " Ситуация вокруг музея имени Савицкого: «Дело не только Узбекистана»" // Фергана, 27.08.2015: http://www.fergananews.com/articles/8667    ТЕКСТ >>>

 

[23] Даша Солод, "Ситуация: что происходит в музее Савицкого?" // VOT: The Voice of Tashkent, 26.08.2015, http://vot.uz/article/2015/08/26/situacia-cto-proishodit-v-muzee-savickogo    ТЕКСТ >>>

 

[24] http://www.fergananews.com/news/23849    ТЕКСТ >>>

 

[25] http://www.savitskycollection.org/friends.html    ТЕКСТ >>>

 

[26] "Обращение инициативной группы в поддержку директора музея имени Савицкого Мариники Бабаназаровой" // Фергана, 27.08.2015    ТЕКСТ >>>

 

[27] Открытое письмо театра Ильхом, 26.08.2015

https://www.facebook.com/ilkhom.theatre/photos/a.328598465527.157902.59132475527/10153643214370528/?type=1&theater    ТЕКСТ >>>

 

[28] Петиция составлена John E.Bowlt и Nicoletta Misler (209 подписей на вечер 28 августа)    ТЕКСТ >>>

 

[29](218 подписей на вечер 28 августа) https://secure.avaaz.org/fr/petition/PUBLIC_LARGE_Non_au_licenciement_de_directrice_du_Musee_Savitsky_Noukous_2/?Day2Share    ТЕКСТ >>>

 

[30] http://www.fergananews.com/news.php?id=21647    ТЕКСТ >>>

18. Robert Chandler, "Fears for legendary Savitsky art collection after director's dismissal" // The Guardian, 26.08.2015

19. Neil MacFarquhar, "Director at Uzbekistan Museum Is Dismissed and Accused of Crimes" // The New York Times, 26.08.2016

21. Abdujalil Abdurasulov, "Row as Uzbekistan art museum director sacked" // BBC, 25.08.2015; Интервью Марата Ахмеджанова Севе Новгородцему, 25.08.2016:

20. Stephen Kinzer, "Uzbekistan could be the next ground zero for cultural vandalism" // Boston Globe, 27.08.2015

23. Даша Солод, "Ситуация: что происходит в музее Савицкого?" // VOT: The Voice of Tashkent, 26.08.2015

28. Петиция составлена John E.Bowlt и Nicoletta Misler (209 подписей на вечер 28 августа 2015)

29. (218 подписей на вечер 28 августа) https://secure.avaaz.org/

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